mercredi 20 mai 2009

Yann défend son Spirou et répond à Joann Sfar

Laurence Le Saux dans Bo Doï

Comment est né ce Groom vert-de-gris?
C’est une vieille histoire, qui date de plus de vingt-cinq ans et à laquelle était déjà associé ce titre. Yves Chaland devait la dessiner [on peut d'ailleurs en lire les premières pages dans Les Inachevés, édités par Champaka]. À l’époque, Dupuis l’avait commandée en nous laissant toute liberté. J’avais proposé de raconter la vie de Spirou au Moustic Hotel et sa rencontre avec Fantasio, un pauvre hère limite clochard. Quand les Allemands arrivaient, le groom troquait son costume rouge contre un autre, vert-de-gris. Seulement, Jean Van Hamme, alors directeur éditorial, est parti et, comme c’est souvent le cas lorsqu’une équipe change, ses projets – dont notre Spirou - ont été balayés. Les années ont passé, et j’ai ressorti le scénario de mes tiroirs. Mais, entre temps, Emile Bravo s’était lancé dans Le Journal d’un ingénu [qui imagine aussi la rencontre entre Spirou et Fantasio, en temps de guerre]. J’ai râlé quand j’ai appris qu’il dessinait « mon » histoire. Toutefois, Emile est un ami et j’aime ce qu’il fait, alors je ne me suis pas fâché. J’ai modifié mon récit initial – de toute façon je ne voulais pas exploiter les idées d’Yves Chaland, ç’aurait été gênant. Je l’ai fait débuter où l’histoire de Bravo s’arrête, à la déclaration de guerre. Et j’ai supprimé la rencontre entre Spirou et Fantasio, pour qu’elle ne contredise pas sa version.

Pourquoi avoir fait de Fantasio un zazou ?
J’aimais beaucoup le Fantasio dandy qu’avait imaginé Jijé. Et j’adore les zazous. Faire de Fantasio l’un d’eux créait un beau contraste avec le côté petit gosse populaire de Spirou.

Spirou est-il forcément un résistant ?Oui, si l’on suit le cahier des charges de Dupuis. Il doit n’exister aucune ambiguïté en la matière: notre groom est un cœur pur, qui choisit de se battre aux côtés des gentils.

Avez-vous bataillé pour imposer certaines idées auprès de l’éditeur ?
Changer la couleur du costume de Spirou n’a pas posé de problème particulier. À une autre époque, installer l’histoire à Bruxelles n’aurait pas été si facile. Il fallait alors décontextualiser la BD belge afin qu’elle ait plus de chances de se vendre en France et ailleurs. Aujourd’hui, la Belgique est un décor exotique. Et puis il faut en profiter, ça risque de ne pas durer longtemps… Bientôt, ce pays n’existera plus, on l’assimilera à la Syldavie des aventures de Tintin !

L’humour est omniprésent dans votre album, mais cela ne vous empêche pas de montrer des femmes tondues ou d’évoquer les camps de concentration…
Être drôle dans un contexte pareil était un véritable pari. Mais il ne fallait pas non plus tomber dans la guimauve ou la niaiserie, d’où le rappel de faits historiques douloureux. Dans cette BD, Spirou rencontre une petite fille juive cachée, que certains ont prise pour Anne Frank. Mais elle n’était pas à Bruxelles… Il s’agit d’une référence à Audrey Hepburn, fille de diplomate anglais, dont je suis fan. Elle y fut clandestine pendant la guerre, pour ne pas devenir l’otage des Allemands.

Pourquoi ces références constantes à d’autres œuvres dessinées ou cinématographiques ?
Ce n’est pas une volonté délibérée, elles me sont venues au fur et à mesure de l’écriture. Pourquoi utiliser des inconnus, quand on peut glisser entre nos pages les visages de vrais résistants, de personnages ou d’auteurs de bande dessinée ? On peut ainsi reconnaître Bob et Bobette, Quick et Flupke, Hergé, Chaland, Van Melkebeke… Tous ces clins d’œil échapperont aux jeunes lecteurs, embarqués dans l’aventure, mais amuseront les adultes, que cette intrigue plutôt enfantine risque de ne pas passionner de la même manière.

Avez-vous lu le commentaire de votre album fait par Joann Sfar sur son site ?
Oui. Que Joann remplisse son blog de ses considérations personnelles, c’est son droit le plus absolu et c’est même souvent pertinent, impertinent ou rigolo – et souvent les trois simultanément. Mais qu’il se permette de gloser avec désinvolture et condescendance sur mes «questionnements sexuels», me traite de «cas clinique», me dénie la faculté de penser ou s’autorise à soi-disant disséquer intelligemment le contenu de ma petite cervelle (remplie selon lui de trucs abjects et immondes), pour ensuite étaler benoîtement sur la toile l’analyse du contenu de mes prétendus neurones dégueulasses, subtilement marinée dans son fiel, c’est autre chose… Le tout enrobé d’un ton mielleux, paterne et badin, comme il se doit… Joann m’aime bien, donc! Après tout, pourquoi tout ceci me dérange-t-il autant? Ce n’est finalement pas tant la teneur intrinsèque de ses jugements péremptoires et expéditifs que le fait qu’ils soient énoncés par un auteur en activité qui me choque. En effet, ce que j’accepterais plus facilement d’un critique indépendant, j’ai du mal à l’admettre d’un confrère.

Pour quelles raisons ?
Cela présupposerait entre auteurs une sorte de hiérarchie artificielle, une sorte d’échelle de «Richter-Sfar», sacralisant une pseudo-élite d’auteurs subtils, cultivés, raffinés (dont Joann serait une sorte d’ayatollah) et, tout en bas de l’échelle, le lumpenprolétariat des dessinateurs, trop bêtes, trop vulgaires pour argumenter… Ce n’est pas sain ! C’est la porte ouverte aux règlements de comptes assassins et fielleux, que les sites et magazines de BD seraient avides de publier. À ce petit jeu, je pourrais moi aussi faire part de ma profonde déception à la lecture de La Vallée des merveilles, dont les articles de presse élogieux et la campagne médiatique laissaient espérer une sorte d’Ode élégiaque faussement enfantine, un hommage iconoclaste aux icônes de Rackham et Blake, à Thoreau et à Rousseau, le mythe du retour à la nature mâtiné de Bon sauvage, avec de vrais morceaux de Chéret dedans ! Le tout passé à la moulinette Sfar… J’en jubilais à l’avance. À l’arrivée, patatras! Une tristounette moussaka indigeste, un gloubiboulga insipide, une Rah-ânerie puérile bourrée de stéroïdes, nimbée d’une sauce Nietzschéenne ambiguë… Joann Sfar, fasciné par le culte du Surhomme ? Mais je m’égare probablement… Ce n’est pas grave, je ne pense pas par moi-même, je suis parfois vulgaire et bête ! Plus grave: à force de chercher – et de finir par trouver – de l’antisémitisme partout et surtout habilement dissimulé là où il n’y en a pas, on finit par déforcer le vrai combat contre la juste et honorable cause qu’on prétend servir ! Ou alors que Joann explique en quoi un groom, fut-il déguisé en vert-de-gris, embrassant en 1942, dans une mansarde, une petite juive qui le lui demande, est profondément antisémite. Et qu’il explique aussi en quoi Olivier Schwartz aurait du vomir de dégoût en le dessinant ! D’ailleurs, pourquoi ai-je placé cette scène? Mais tout simplement parce que j’ai lu le Journal d’Anne Frank. Et celle-ci, dans ses lettres, soupire d’envie d’embrasser un garçon à de nombreuses reprises… C’est une allusion plutôt émouvante je trouve, et non une image « abominable, bête et vulgaire ». Mais peut-être Joann n’a-t-il pas lu son Journal ? La vérité, c’est qu’Olivier et moi avons pendant deux ans travaillé d’arrache-pied sur ce Spirou, à l’ancienne, en fignolant en permanence crayonnés, dialogues et cadrages… Quant au scénario, il a décanté pendant deux décennies dans ma cervelle. Il n’est donc pas dû à un relâchement de mes sphincters cérébraux! Bref, Joann, puisque tu t’adresses à moi à la fin de ta si condescendante et logorrhéique diatribe, je me permet de te répondre: moi aussi je t’aime bien, mais tu devrais parfois revenir à un peu plus de nuances et de modestie; à force de vouloir à tout prix jouer au grand ayatollah du 9e Art, tu risques de n’être perçu un jour que comme le petit mamamouchi du monde des bulles…

Quels sont vos projets ?
Je prépare pour Dupuis une espèce de road-movie biographique, qui suivra une bande de dessinateurs – Franquin, Morris, Jijé, Goscinny – aux États-Unis dans les années 40-50. C’est une reconstitution fascinante, qui demande un vrai travail d’enquête. Et puis je continue mes séries habituelles. Olivier Schwartz et moi serions bien tentés par un autre Spirou, mais la liste d’auteurs intéressés par les one-shots est longue…

Reprendre la série officielle, comme le font Fabien Vehlmann et Yoann, vous aurait-il plu ?
Oui, mais on ne me l’a pas proposé. Enfin, disons que je ne l’ai pas demandé assez fort. J’ai longtemps pleuré dans mon coin, mais cela n’a pas suffi…

Propos recueillis par Laurence Le Saux

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