jeudi 11 juin 2009

Spirou et Fantasio : Une polémique vert-de-gris

Pasamonik sur actuabd
 

La polémique souffle sur le dernier album de Spirou, Le Groom vert-de-gris. Sur son blog, Joann Sfar parle à son propos de « sentiment d’antisémitisme. » Yann s’en défend vertement sur BoDoï.com. Cette icône « tous publics » de la BD belge remporte un gros succès en librairie. Mais sa lecture suscite le malaise auprès de certains. Sfar est-il trop sensible ou est-ce Yann qui est allé « trop loin » ? Analyse.
Spirou, le groom vert-de-gris. En ce moment les croix gammées fleurissent sur les albums de BD Editions Dupuis On est d’abord séduit par ce récit trépidant et par la fraîcheur de son graphisme. Mais le lecteur attentif tique à sa lecture. Parce qu’il touche à un tabou : l’Occupation allemande en Belgique, et parce que son traitement désinvolte de l’histoire peut sembler pour certains, à bien des égards, critiquable.

Le pitch : Nous sommes en 1942. Bruxelles est sous la botte nazie. L’hôtel Moustic a été réquisitionné par l’occupant. Spirou est contraint pour survivre de travailler pour la kommandantur. Fantasio, pour sa part archiviste au journal Le Soir, le plus grand quotidien bruxellois contrôlé par les autorités allemandes (le fameux « Soir volé »), est révolté contre son copain groom : comment peut-on collaborer à ce point ? On découvrira bientôt que le rouquin en livrée utilise cette couverture pour renseigner la Résistance…

Une succession difficile
Cet album est pour Yann une espèce de revanche. Il en a conçu une première version du scénario il y a un peu plus de 20 ans. Il devait être dessiné par Yves Chaland et paraître dans le Journal de Spirou. Ils y avaient entamé une aventure africaine (Cœurs d’Acier), un épisode bientôt brutalement arrêté : la nouvelle direction éditoriale avait eu peur que ce style « daté » brouille les cartes et coupe Spirou de ses jeunes (nouveaux) lecteurs ; que cette version « nostalgique » n’intéresse qu’un petit cercle de collectionneurs, adultes de surcroît, alors que le cœur de cible de l’éditeur de Marcinelle est la jeunesse.

Une oeuvre référentielle. Affiche de Blondin & Cirage dans la rue Gillain. (C) O. Schwartz, Yann et Dupuis Au début des années 1980, le personnage est en pleine révolution. La succession de Franquin fait rage. On avait confié à Jean-Claude Fournier le soin de continuer les aventures du personnage. Le sentiment de beaucoup est que Fournier l’avait affadi, ce qui était un peu injuste : succéder à Franquin était une mission quasi-suicidaire. Mais la direction de Spirou, qui envisage un moment de créer un studio afin de produire du groom en coulée continue, confiant trois albums à Cauvin et Broca, veut une présence régulière de son héros-titre dans le journal. Plusieurs pistes sont lancées. Finalement, c’est l’équipe la plus fiable, Tome & Janry, qui emporte le morceau. Nos deux Bruxellois deviennent les titulaires du personnage, créant même quelques années plus tard une étonnante spin-off, Le Petit Spirou.

Vingt-cinq ans plus tard, l’histoire se répète. Il s‘agit cette fois de trouver un successeur à Tome & Janry. Dupuis teste toutes les possibilités et la collection « Spirou & Fantasio par… » correspond à ce souci d’expérimentation qui permettra, à terme, d’enrichir Spirou –un personnage racheté à l’auteur d’origine et qui appartient désormais à l’éditeur- par une multitude de thématiques qui offriront autant de perspectives de développement à l’avenir. Spirou est donc l’un des rares univers de la bande dessinée belge à avoir vu autant de dessinateurs l’animer. C’est très inhabituel en Europe, moins aux États-Unis où les personnages appartiennent majoritairement à leurs éditeurs.
Bref, au moment où Spirou se voit confié à Tome & Janry, la démission surprise du directeur éditorial d’alors, un certain… Jean Van Hamme, directeur général de Dupuis, met fin à l’aventure alors même que Yann achevait le synopsis d’un album intitulé… « Le Groom vert-de-gris » et que Chaland en exécutait les premières esquisses.

La vengeance d’Yves Chaland
Paradoxalement, c’est Émile Bravo qui, avec « Spirou : Le journal d’un ingénu » (2008), va briser l’anathème de la référence au passé. « Bravo reprend la démonstration que Chaland avait dû interrompre ai-je pu écrire : Il prouve que la nostalgie colle parfaitement au personnage de Spirou car elle s’insère dans une tendance évidente de nos jours mais qui, dans les années 80 n’en était qu’à ses balbutiements : le propos mémoriel. » J’émettais l’hypothèse que la Ligne Claire était, dans le domaine de la bande dessinée, une des formes esthétiques de ce courant [1].
Un réseau très serré de références. Dans cet image, des hommages sont rendus aussi bien à Hergé, qu’à Vandersteen ou Yves Chaland. (C)O. Schwartz, Yann et Dupuis Quand il voit l’album de Bravo, Yann a de quoi lever le sourcil. L’idée de placer Spirou pendant l’Occupation, même si le dessinateur parisien situe son histoire en 1938, c’était son idée. La rencontre entre Spirou et Fantasio, le Moustic Hôtel réquisitionné aussi. Un résumé de l’histoire avait été publié avec quelques commentaires de Yann dans Les inachevés de Chaland chez Champaka [2]. En s’en inspirant pour son album, Bravo lui coupe un peu l’herbe sous les pieds. En revanche, la relation entre Spirou et une jeune fille juive, que l’on retrouve dans l’album de Yann, avait un précédent dans l’album de Bravo : Spirou a le béguin pour une jeune employée de l’hôtel, espionne du Komintern.
Il n’y a pourtant aucune malice de la part du dessinateur de Jules : Il est de tradition d’utiliser le patrimoine des illustrateurs précédents de la série pour proposer ses propres variations : Jijé a repris le contexte du Moustic Hôtel et le personnage de Spip à Rob-Vel. Sur la suggestion de Jean Doisy, le rédacteur en chef de Spirou, il créa Fantasio repris par Franquin. Tome & Janry et plus tard Morvan & Munuera utilisèrent le personnage de Zorglub créé par Franquin, etc.

Les éditeurs veillent à la cohérence, comme cela se fait dans la Continuity américaine. En réfléchissant sur le Spirou des origines, Bravo rend un hommage naturel à ses prédécesseurs, notamment à Chaland. Rien à dire. Si le succès de l’album de Bravo donne à Yann l’impression d’avoir été dépossédé d’une idée qui lui appartient, il lui offre néanmoins la possibilité de ressortir de ses tiroirs son vieux script. Il va cependant devoir adapter son scénario à la nouvelle donne impulsée par Bravo, sans parler d’un « effet doublon » sur la thématique. Cela le contrarie, mais c’est ainsi.

Des références précises
Avec Olivier Schwartz, il tient même un dessinateur virtuose. Totalement « chalando-compatible », il s’insère parfaitement dans le système référentiel mis en place par Yann : les personnalités de la BD défilent dans les cases : Hergé, Jacobs, Jacques Van Melkebeke, Franquin, Jijé, Chaland et leurs personnages Tintin, Blondin & Cirage, Gaston, Buck Danny, Bob & Bobette, Bob Morane (ou plutôt Bob Marone), Bob Fish voire même Pipit Farlouze de Riad Sattouf ! Pour comprendre toutes les allusions, il faut même être un expert : une affiche annonce un spectacle du baryton Delmas, nom de scène d’Edgar Pierre Jacobs lorsqu’il chantait à l’Opéra de Lille ; un aviateur britannique porte le patronyme de Rock Nidwell, fait allusion à Nick Rodwell, le redouté patron de la société Moulinsart…
La référence historique n’en est pas moins savante. On y fait allusion à la 28ème division SS Wallonie du SS-Obersturmbannführer et Volksführer der Wallonen Léon Degrelle qui s’était fait complimenter par le führer : « Si j’avais eu un fils, j’aurais voulu qu’il soit comme vous. » On y évoque le terrible camp de concentration belge de Breendonck, des actes de résistance clairement identifiés comme le mitraillage de la Gestapo. Une ravissante blonde nazie porte un nom qui évoque celui du père d’Adolf Hitler avant qu’il ne prenne le patronyme de son père adoptif (Chickengrüber dans l’album, Schicklgruber dans la réalité). Un cinéma joue le film antisémite allemand, « Le Juif Süss . » On rappelle le rôle de la résistante belge Andrée De Jongh qui dirigea le réseau belge Comète, filière d’évasion pour les soldats alliés. On y parle d’un hôtel de maître réquisitionné à une famille juive, etc. Il n’est pas jusqu’à Jean Doisy, résistant communiste et rédacteur en chef du Journal de Spirou pendant la guerre, qui ne vienne ajouter au réseau de références [3]. Les mœurs des Belges sous l’Occupation, la « résistance passive », sont décrites en détail avec bonhomie et faconde et souvent, justesse. Des prisonniers résistants débattent de savoir si Hergé, dont les Aventures de Tintin paraissent dans « Le Soir volé » est oui ou non un collaborateur. Les avis sont partagés…

Bruxelles sous la botte nazie (C) O. Schwartz, Yann et Dupuis Le Breton Yann, qui habite Bruxelles depuis de nombreuses années, s’est également amusé à truffer ses dialogues d’expressions idiomatiques bruxelloises. Le très local « Non, peut-être ! » (affirmation positive) côtoie le « Oufti ! » liégeois (expression d’admiration)…. Dans la bibliothèque de Spirou, la comédie bruxelloise à succès, monument de la littérature bruxelloise, Bossemans et Coppenole , cache son appareil de transmission.
Mais cette érudition a ses limites. Ainsi, n’ayant pas de document sous la main, Schwartz donne à Jean Doisy, le chef des résistants, les traits de Jijé. Si Doisy est sans conteste un résistant avéré, il n’en est pas de même pour Jijé, inquiété après la guerre, au point de passer près de deux mois mois en prison, soupçonné de collaboration…
Il y a aussi cette vision hypertrophiée de la résistance qui n’a jamais pu s’exposer ainsi au grand jour, et encore moins en Battle Dress, des Allemands ridicules et apparemment inoffensifs, alors que les résistants fusillent, eux. Interrogé par nos soins, l’historien et politologue Joël Kotek ne s’offusque pas de cette « vision triviale » de l’Histoire. Il s’étonne seulement que les auteurs qui décrivent seulement deux personnages de collabos spoliateurs dans tout l’album, aient choisi de faire de l’un d’eux… un noir !, sans explication rationnelle. « Il y a peu de chances que les rexistes, parmi lesquels se recrutaient le plus grand nombre de collaborateurs, aient eu une quelconque sympathie pour les noirs », commente-t-il sobrement.
En introduisant la sexualité dans cette histoire, et ceci de façon ambiguë (Fantasio couche avec une soldate allemande ; Spirou a des sentiments pour une jeune fille juive planquée dans un grenier), Yann transgresse un autre interdit propre au groom, dont la charte éditoriale reste strictement bien-pensante dans la série régulière. C’est parce que cet album est publié dans une collection périphérique, « Les aventures de Spirou et Fantasio par… », que ceci est possible.

La polémique Le 11 mai 2009, sur son blog, Joann Sfar donne son avis sur cet album, à sa façon un peu vibrionnante et parfois contradictoire. S’il reconnaît le talent de Yann, déclare apprécier son goût pour la subversion, s’il admet qu’il existe, même dans la BD, une littérature de résistance un peu ridicule qui méritait peut-être d’être déconstruite avec ironie, s’il constate également que, notamment depuis Indiana Jones, l’image du nazi est devenue un cliché anodin, il invite néanmoins à « lire sérieusement le livre de Yann . »
En procédant à une analyse des démarches respectives de Bravo et de Yann, par exemple. Elle permettrait de « …se déterminer face à deux types de modernité, deux relations, très différentes, à la provo punk, deux façons post-modernes de jouer avec les souvenirs d’enfance. » Un angle d’approche effectivement passionnant.

Sfar analyse : « Émile prend une grammaire ancienne et la met à l’épreuve de sentiments et d’intrigues complexes et actuelles… Yann choisit avec un respect glaçant de faire revivre le squelette narratif d’albums ultra-classiques. Mais c’est un bombardement en règle car tout y devient grinçant, compris de l’intérieur, perverti et complexifié. »
Sfar feint de ne pas être affecté par la démarche du Breton, mais il en tire cette conclusion : face à un Bravo qui laisse en fin de volume le lecteur « plein d’amour pour le héros, pour le monde… », « [Yann] va fouiller dans les parties les plus dégueulasses de sa mémoire et il met tout sur le papier et il a beau cacher ça sous une forme ancienne, il faut être aveugle pour ne pas s’apercevoir qu’il nous laisse nous démerder avec des choses vraiment sales. »
Il fait remarquer de la part de Yann, un curieux traitement de ses personnages juifs, une sorte d’obsession du scénariste. Lisant Le Groom vert-de-gris, il dit : « Spirou entre par hasard dans une mansarde, qu’il y croise une Anne Frank qui même recluse arbore son étoile jaune, sous une poitrine naissante, et quand elle supplie Spirou de lui donner un baiser, où sommes-nous ? Nous sommes dans un moment qui combine de façon abominable une vision caricaturale de la femme, de l’amour, des juifs, de la déportation et de l’éveil des sens. C’est dans un moment comme celui-là qu’on a le sentiment de toucher du doigt un vrai antisémitisme. »

Antisémitisme ?Il faut dire les choses comme elles sont : l’antisémitisme n’est constitué que quand on constate une stigmatisation caractérisée, un appel à la haine, ce qui n’est pas le cas ici. Ce livre n’est pas antisémite.
L’historien Joël Kotek, longtemps responsable pédagogique au Mémorial de la Shoah, trouve au contraire l’image d’Audrey positive « Elle est jolie. Le drame de la Shoah n’est pas dissimulé, de même que la dénonciation et la spoliation de la part des collaborateurs. Spirou se souvient de la jeune fille et la regrette. Que peut-on demander de mieux ? D’un point de vue historique, il est plausible aussi qu’elle porte l’étoile jaune chez elle en 1942, les rafles ne commenceront qu’à partir de mai de cette année. » Ajoutons que l’incohérence éventuelle de représenter une jeune juive portant à l’intérieur son étoile jaune sur la poitrine, alors qu’elle est cachée, est bien anodine. Si on ne l’avait pas mise, les lecteurs n’y auraient rien compris. C’est un « code », parfois nécessaire dans l’art elliptique de la bande dessinée.
Mais les mots ont un sens : Joann parle d’un « sentiment » d’antisémitisme. Il évoque un point de vue particulier, personnel. Quelle est la raison de ce ressenti ?

Antécédents
Il y a derrière cette philippique un certain nombre de choses subtiles que nos lecteurs doivent connaître s’ils veulent se faire sereinement une opinion. D’abord le fait que, dans cette affaire, Yann est sur la défensive.
Car évidemment, ce nouvel opus est obligatoirement comparé au précédent, celui d’Émile Bravo. Yann est obligé, dans les interviews, de faire observer que les prémisses de son histoire n’appartiennent qu’à lui, ce que Bravo admet volontiers. Est-ce pour défendre son ami (« Émile bravo est un proche ») que Joann Sfar se sent obligé de monter au filet ? Ou est-ce pour rappeler –ses allusions sont claires- qu’en ce qui concerne le judaïsme, Yann semble développer une sorte d’obsession ?
Cet album de Spirou reprend en effet un thème développé il y a vingt ans par le scénariste breton, alors qu’il animait la série La Patrouille des Libellules dont le deuxième tome, Requiem pour un Pimpf (Glénat, 1988) dessiné par Hardy, partage pas mal de points communs avec cette histoire de Spirou. Dans cet ouvrage, le jeune Hitler, traumatisé par un calcul en étoile de David imposé par son professeur de mathématique juif, développe une fixation qui expliquerait son antisémitisme. Humour de mauvais goût (« je ne veux voir qu’un seul nez », « Vous autres juifs masochistes, vous avoueriez même avoir crucifié le Christ, histoire de jouer les martyrs ») et gags ambigus composent un scénario émaillé de références à l’Histoire dont les figures (De Gaulle, Rudolf Hess…) sont autant de pantins dont on se moque comme à guignol.
Yann et Hardy - La Patrouille des Libellules - Requiem pour un Pimpf (1988). Des voix s’étaient élevées contre cette représentation d’un prétendu professeur juif d’Hitler. (C) Yann, Hardy, éditions Glénat. On retrouve là quelques-uns des procédés récurrents de Yann qui débuta dans le sillage d’auteurs parodiques comme Joost Swarte ou Yves Chaland. Mais la dénonciation référentielle caractéristique de ces auteurs, toute post-moderne soit-elle, en ce sens qu’elle opère une déconstruction des codes de la bande dessinée classique, fait place chez le scénariste à un dynamitage systématique des institutions rendues dérisoires : Église, Scoutisme, Résistance, Histoire… Même si elle s’inspire d’une certaine modernité formelle, la dénonciation est ici essentiellement politique. Elle véhicule des concepts qui autorisent de s’interroger sur les intentions de l’auteur. Un quatrième album annoncé à la fin du troisième volume, « Pas d’Ausweis pour Auschwitz » ne vit jamais le jour. Suite, paraît-il, aux doléances d’associations antiracistes, l’éditeur Glénat avait préféré arrêter la série.
Yann s’en expliqua peu de temps après dans Les Cahiers de la Bande Dessinée [4] et en rajouta dans la provocation : « Pour me racheter, je vais faire un album exaltant les débuts de l’aviation israélienne en 1948. J’ai déjà le titre : Torah ! Torah ! Torah ! déclare-t-il, ou encore On m’accuse de parler des fours crématoires avec un humour décapant. C’est pourtant logique, non ? » Sur un mode plus sérieux, il proclame : « Je refuse l’accusation d’incitation à la haine raciale et au révisionnisme […] Quant aux dessins outrés de Marc Hardy, ils ne font que caricaturer les caricatures antisémites, ridiculisant la propagande qui les employait pendant la guerre. » « Une caricature de la caricature », l’argument est mince et n’éteint pas les critiques. À vingt ans de distance, donc, on se retrouve avec les mêmes suspicions.
D’autant que chez cet auteur, les occurrences en rapport avec le judaïsme se multiplient curieusement. Joann Sfar, dans son article, cite l’exemple de ce personnage qui, dans Les Innommables (dessins de Conrad), « dézinguait un bonhomme à gros nez et disait "l’ignoble petit juif". » Ce n’est d’ailleurs pas la seule pique de ce type dans cette série où d’autres communautés sont moquées. Plus tard, dans Les Éternels (Dessins : Meynet), Yann décrit le milieu diamantaire anversois dont nombre de commerçants sont des juifs orthodoxes et n’omet pas de signaler que le général Moshe Dayan, le héros israélien de la Guerre des six jours, dérobait les antiquités, ce qui est, paraît-t-il, la vérité. Dans un épisode d’Odilon Verjus : Folies Zeppelin, on retrouve à nouveau une jeune juive, activiste sioniste, en train de commettre un attentat contre des nazis…
Revoilà donc la « question juive » à nouveau évoquée dans cet épisode de Spirou ! Normal, direz-vous : cela se passe pendant l’occupation nazie en 1942. Occulter le sort des Juifs aurait été autrement plus critiquable ! [5]
Ce « judéo-tropisme » associé à une fascination pour la Seconde Guerre mondiale intrigue Joann Sfar qui s’interroge depuis des années, comme d’autres observateurs, sur les intentions du scénariste des Innommables. Pour certains lecteurs juifs à la sensibilité exacerbée, il est incontestable que Yann est « sous surveillance. »
Dans le tumulte de la Libération, Spirou se souvient d’une petite juive dénoncée par sa concierge. (C) O. Schwartz, Yann et Dupuis « politiquement correct » ?
Les Français ont horreur des donneurs de leçons, surtout quand elles viennent d’Amérique. Le « Politically Correct » horripile. C’est même devenu un jeu de faire bouger les lignes. Yann, comme Siné, comme d’autres, dansent sur la frontière du politiquement correct à la française.
Pas mal de nos lecteurs, en lisant son blog, considèreront que Sfar « va trop loin ». Il est clair que, dans la France du « gang des Barbares », celle où Dieudonné transforme l’historien révisionniste Faurisson en acteur comique, une chanson de rap (« antisémite ») se plaignant de la « censure » dont il fait l’objet, les Français n’ont rien à se reprocher…
La remise en cause du « politiquement correct » n’a pour certains qu’un seul sens : celui de libérer une parole inavouable. « Deux poids, deux mesures », entend-on souvent. Or, l’Affaire LICRA contre Siné a bien montré qu’on pouvait s’exprimer dans ce domaine sans encourir les foudres de la justice. L’arrêt fait jurisprudence. De même que celui de Siné contre Askolovitch qui réservait à ce dernier le droit de considérer que les propos de l’humoriste étaient antisémites.
Inutile donc, de sortir les grandes orgues de l’atteinte à la liberté d’expression. Joann Sfar ne fait qu’émettre une opinion, chez lui, sur son blog. Il n’exige aucune sanction contre Le Groom vert-de-gris et se contente d’avertir ses lecteurs. Certes, Yann aurait préféré que son confrère garde le silence, la saillie de Joann Sfar ne lui semblant pas « convenable ». Il lui répond sur Bodoï.com de façon courroucée. Face à une argumentation de Sfar brouillonne et maladroite, le scénariste belgo-breton n’élève pas davantage le débat.

Un tabou bien belge
Laissons-les à cette dispute qui laissera des traces pour constater ceci :
1/ Il n’y a pas eu en Belgique, comme en France, une réflexion profonde de la classe politique sur la période de l’Occupation. À quelques exceptions près, rares sont les historiens qui se sont penchés sur la question. Alors qu’en France, les plus hautes autorités de l’état (Jacques Chirac au Vel d’Hiv, 22 octobre 2008) reconnaissent « une dette imprescriptible » à l’égard des déportés, la Belgique est restée étrangement floue sur ce point. Yann n’a sans doute pas pris la mesure de ce tabou.
Breendonck, vrai camp de concentration, devient une corvée de chaussures (C) O. Schwartz, Yann et Dupuis Les Belges qui ont vécu cette période ne peuvent qu’être interloqués par la légèreté avec laquelle certains faits sont traités : la torture de la « baignoire » devient un running-gag rigolo ; Breendonck, un camp de concentration dont peu de Belges sortirent vivants, où les résistants étaient décapités à la hache, semble n’être qu’un immense champ de bottes nazies à cirer ; les partisans sont d’aimables niais en uniforme prêts à tomber dans le premier piège venu. Mais soit, c’est le droit à la caricature.
Il est probable que Charles Dupuis, échappant de peu à la captivité et dont toute la famille se trouvait à Londres pendant la guerre [6] ou encore Jean Van Hamme, dont le père était résistant, n’auraient jamais laissé paraître cet ouvrage en l’état. Il a fallu un actionnaire, un administrateur-délégué, un directeur général français et un éditeur un peu jeune qui n’a pas connu cette époque pour que cela fût possible.
2/ Le principal reproche que l’on puisse faire à cet album réside finalement dans sa structure. L’incroyable finesse des références, la richesse même des allusions, trop nombreuses, souvent trop obscures, lesquelles sont là pour rappeler au lecteur combien l’ouvrage est appuyé sur une solide documentation, est en contradiction frontale avec la trivialité dans son traitement de l’histoire.
Une image à elle seule résume l’esprit de l’album, celle de la page 10 où l’aviation allemande survole la ville. On y voit l’Hôtel de Ville accolé au Palais de Justice, alors qu’ils sont éloignés de plus d’un kilomètre, tout le reste du paysage étant à l’avenant. Ces incohérences sont du chef de Schwartz, mais résultent du scénario. Ce n’est pas Bruxelles, ce n’est pas la Belgique, mais son ersatz qui est proposé au lecteur, une rêverie improbable à laquelle s’est livrée Yann, le fantasme d’une Belgique inconnue.
C’est aussi une caractéristique de notre époque que de traiter de ces sujets avec désinvolture. Il faut peut-être cela pour que les nouvelles générations se réapproprient plus sereinement l’histoire. Mais faut-il le faire alors que, contrairement à la génération précédente, les acteurs de ce drame sont encore là ?
Une Bruxelles fantasmée (C) O. Schwartz, Yann et Dupuis 3/ Enfin, Spirou, le « Champion de la bonne humeur » méritait-il cela ? Au figuré, « vert-de-gris » signifie « Ce qui attaque, corrode, dénature… ». Au sens propre, il s’agit d’un dépôt verdâtre, extrêmement toxique.
C’est bien le mot qui caractérise cette polémique : dans le contexte actuel, elle est toxique. Un dommage collatéral dont Yann n’a peut-être pas mesuré toute l’importance.

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