Aucun personnage sur la couverture, le costume rouge suffit de lui-même, un costume de groom, celui de notre ami Spirou, 84 ans d'existence, 56 aventures à travers le monde, une bonne vingtaine de dessinateurs et scénaristes à ses petits soins au fil du temps, et un retour, fracassant, où il est question de voir la ville sous-marine de Korallion et mourir.
La mort de Spirou ? Voilà bien un titre à mettre le feu sur les réseaux sociaux, affoler les amoureux du personnage, mécontenter les gardiens du temple, ceux qui connaissent ses aventures sur le bout des cases et ne peuvent accepter la disparition d'un mythe, d'une légende, d'une partie d'eux-mêmes.
La mort de Spirou ? Oui mais... Alors que les éditions Dupuis fêtent cette année leur centième anniversaire, il n'était pas question de tuer celui qui les a rendues célèbres à travers le monde de la bande dessinée mais bien de relancer ses aventures au point mort depuis 6 ans, depuis que le tandem nantais constitué de Yoann et Vehlmann a décidé de passer la main.
Deux Nantais quittent l'aventure, deux autres Nantais la rejoignent, Olivier Schwartz au dessin et Alex Doucet aux couleurs. Côté scénario, les éditions Dupuis créent la surprise en appelant à la barre deux jeunes auteurs assez éloignés de l'univers de Spirou, le Parisien Benjamin Abitan, plus connu dans le monde des fictions radiophoniques et du théâtre, et la Marseillaise Sophie Guerrive.
Histoire d'en savoir un peu plus sur cette reprise, un événement dans le monde de la BD, nous avons retrouvé Olivier Schwartz chez lui, dans son atelier. Le temps de prendre un petit café et de se remémorer notre première rencontre en 2017 autour de l'album La Femme léopard, il était temps de passer aux choses sérieuses et de passer à la première question.
Reprendre les aventures de Spirou et Fantasio, même pas peur ?
Non, pas vraiment. Ce qui me faisait peur, ce n'était pas tant de reprendre la série mère que de dessiner le monde contemporain et d'avoir une limite dans le temps pour la réalisation du bouquin du fait des 100 ans de la maison d'édition Dupuis qui faisaient partie du corps même du scénario. Et ça, je n'aimais pas du tout !
L'album va être scruté par ceux qu'on appelle les gardiens du temple qui n'apprécient pas toujours qu'on bouscule le mythe. Tu leur dis quoi ?
Rien. De toute façon, on ne peut pas plaire à tout le monde. il y a des gardiens du temple qui vont rester sur leurs positions et on ne pourra jamais les satisfaire. Et il y a ceux qui restent ouverts et capables de voir ce que de nouveaux auteurs peuvent apporter. Mais bon, ce ne sont pas des assassins non plus, ils ne vont pas lancer une charia.
Tu nous disais lors d'une interview il y a quelques mois que
ce n'était plus un rêve de reprendre Spirou même si ça l'a été un temps.
Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
J'ai dû dire ça pour m'enlever de la pression,
j'étais en plein album. Mais bien évidemment, ça reste un rêve. C'est un
jouet mirifique. C'est difficile de ne pas avoir un plaisir incroyable à
reprendre ces icônes de la bande dessinée au même titre que Lucky Luke,
les Schtroumpfs ou Astérix. Spirou est quand même très très très très
connu. Et j'étais vraiment radieux pendant les premiers mois de travail
sur l'album. De savoir que j'ai en charge cette série, c'est énorme,
c'est vrai j'avoue, c'est presque un accomplissement. Après ça, comme
disait Thierry Rolland, on pourrait presque mourir. Enfin, je ne me le
souhaite pas.
Au moment de la sortie de ton album précédent, La Femme léopard, tu disais que reprendre Spirou était impossible pour toi, qu'il te serait difficile de dessiner un univers contemporain...
Oui. C'est ce que je te disais plus tôt. Mais
mon éditeur considère qu'il y a de la modernité dans ce que je fais.
Alors que d'aucun s'accorde à dire que c'est plutôt vintage. Mais
reprendre Spirou aujourd'hui, c'est vouloir toucher un nouveau public,
plus jeune. Et pour ça, les éditions Dupuis ont choisi des jeunes
scénaristes, et en même temps, histoire de ne pas tout bousculer, elles
ont trouvé un vieux briscard du dessin à la Marcinelle, moi. Cet
attelage apporte de la modernité dans le respect de la tradition.
Tu parles de l'école de Marcinelle, pourtant tu as un trait
plus proche me semble-t-il de la ligne claire tendance Chaland que de
l'école de Marcinelle tendance Jijé...
Je pense que c'est une question qui n'a pas
lieu d'être, Chaland aussi se réclamait de ces maîtres-là. Alors oui
bien sûr, Chaland, Serge Clerc, Ever Meulen, ces auteurs des années 70 /
80 qui ont remis la ligne claire au goût du jour m'ont énormément
marqué quand j'étais jeune. C'est vrai. Mais ce que je n'ai pas gardé
d'eux, c'est l'esprit, la causticité, le côté adulte. Moi je suis resté
très premier degré. Peut-être une question de génération ! C'est pour ça
que je me sens plus proche dans l'esprit de l'école de Marcinelle.
Parce qu'elle a ce côté bienveillant.
Tintin est pour toi la perfection. Est-ce que ça peut être un
guide, un phare dans ton travail de création ? Même quand on dessine
Spirou ?
Ça reste un phare. Quand on dessine Spirou, on
est obligé de regarder ce qu'ont fait les autres auteurs qui ont
embrassé l'univers. Moi, j'essaie de faire un mix entre l'école de
Bruxelles, la ligne claire, et celle de Franquin et autres. Ce que
j'aime chez Hergé, c'est ce don absolument total de sa vie à son
personnage. Il n'a pratiquement rien fait d'autre que Tintin, à part Les Aventures de Jo, Zette et Jocko et Quick et Flupke.
Il n'a même pas eu d'enfants. Pour moi, c'est inatteignable, d'abord
parce que j'ai des enfants. Et puis ce sacrifice !! Je trouve ça
formidable. Assez peu de gens sont capables de ça.
Oui, j'aime Hergé ! Et j'aime Hergé aussi parce que ses corps
existent. J'ai du mal a aller jusqu'à ce niveau de réalisme. C'est à la
fois amusant comme dessin, assez rond, et en même temps les personnages
ont des carrures, ils sont campés, les bateaux tiennent bien sur l'eau,
tout est solide et existe. Dans l'école de Marcinelle, c'est beaucoup
plus rigolo. Les personnages n'ont pas d'épaules, d'ailleurs Franquin
est parti d'un personnage assez campé pour arriver à une sorte de tige
de fil de fer très dessin animé. Bon, il venait du dessin animé, il a
été rattrapé par le dessin animé. Moi, je suis entre les deux, je suis
attiré par le côté mou des personnages, leur plasticité, leur
élasticité, et en même temps j'aime qu'ils existent, qu'ils aient une
incarnation. Chez Hergé, c'était une incarnation mais dans le côté
papier peint. On a des objets qui sont pratiquement en 2D, c'est très
égyptien en fait Hergé.
Rob-Vel, Jijé, Franquin, Jean-Claude Fournier, Nic,
Janry, Munuera ou encore Yoann... Des noms prestigieux du neuvième art
qui ont animé avant toi la série. De quel auteur te sens-tu le plus
proche ?
Forcément Jijé et Franquin... et Yoann même si beaucoup de choses nous séparent dans le dessin. Oui, ces trois-là !
As-tu dû t'adapter, rompre tes habitudes, te remettre en question pour cet album ?
Je vais te répondre non, j'ai l'habitude de me
remettre en question mais pas sur le côté graphique. J'ai l'impression
d'être toujours dans le même style qu'à mes débuts, j'évolue, bien sûr,
mais il n'y a pas, il n'y aura pas de révolution...
On a pourtant l'impression que ton trait a évolué. Est-ce dû aux couleurs, au découpage, au format, à l'époque ?
Bien sûr, il y a le format, on passe ici sur du
petit format, je dessine toujours sur des planches de la même taille
mais il faut réfléchir à la réduction et ce ce n'est pas évident. Les
couleurs, c'est pareil. Puisqu'on ne peut pas trop toucher au dessin,
qu'on m'a choisi pour le côté rassurant de mon trait, pour la tradition
tout ça... alors on touche aux couleurs. Et ça a été un grand combat
pendant tout le bouquin, l'éditeur voulait des couleurs jeunes,
modernes, moi je voulais des couleurs un peu "old school", élégantes.
Même mon coloriste qui a 26 ans, très jeune, a été obligé de mettre sous
le tapis son côté chic élégant. Du coup, on s'est fait un peu
violence... Mais au final, quand je regarde cette couverture, ça me
convient.
Reprendre Spirou n'est pas une promesse de liberté créative,
as-tu l'impression de t'être tout de même amusé, amusé avec les codes,
amusé avec les personnages, avec les décors ?
Oui, je me suis amusé. En étant celui qui amène
la tradition dans le dessin, j'amenais aussi pour l'éditeur les codes
graphiques de la BD mainstream, la BD d'aventure. Et j'avais toujours le
final cut sur les scènes. Quand une scène ne me plaisait pas, je
pouvais la refondre, la recomposer, changer les dialogues. Et je ne me
suis pas privé de ça.
Un Spirou en costume de groom comme dans la tradition, une
turbo traction électrique, une station-service à l'architecture très
années 50, des réalités virtuelles... C'est un peu le mariage parfait de
la tradition et de la modernité? C'est en tout cas ce qui vous était
demandé dans le cahier des charges je crois ?
Oui, c'est vrai !
Cette aventure parle beaucoup de pollution, de tourisme de
masse, d'écosystème menacé, d'utopie perdue, de vendeurs de rêves, de
capitalisme sauvage... ce sont des thèmes qui te sont chers j'imagine ?
Oui et non, ça m'est cher dans la vie privée
mais en bande dessinée c'est l'aventure qui prime. Dans les aventures de
Spirou, c'est par contre une tradition d'évoquer les méfaits de la
civilisation, la pollution... Alors on continue et c'est vrai que c'est
un gros sujet aujourd'hui. Mais ça aurait pu être la guerre en Ukraine
ou tout autre sujet d'actualité, ça m'aurait plu tout autant.
Est-ce que c'est le rôle d'un personnage comme Spirou d'évoquer ce monde qui ne tourne pas rond ?
C'est une bonne question. On demande souvent
aux chanteurs ou aux écrivains si leurs textes peuvent changer les
choses. Ils répondent souvent non, que c'est un coup d'épée dans l'eau.
Pourtant, je me souviens quand j'étais jeune, lire Spirou, c'était une
prise de conscience un peu politique. Je pense que ça influe sur le
cours de nos vies. Les lecteurs de Spirou sont souvent des gens biens !
Dans l'une des premières pages de l'album, on voit le
directeur des éditions Dupuis dans son bureau et derrière lui un tableau
des ventes d'albums Spirou avec une courbe en chute libre. Tu penses
que les aventures de Spirou ont encore un bel avenir ?
Je ne sais pas du tout. Est-ce que Spirou est
un personnage qui peut de nouveau plaire ? Ce n'est pas évident. Pour
Yann, mon scénariste précédent, c'était clairement non. Mais c'est
amusant de tenter de plaire à d'autres générations. Après, le magazine
Spirou existe, il y a même aujourd'hui un parc Spirou, l'équipe Dupuis a
été hyper rajeunie à la fois à Marcinelle et à Paris. Ces gens ont
l'espoir que ça reprenne. Moi aussi mais on ne va pas vendre la peau de
l'ours avant de l'avoir tué.
Sauf que, justement, vous faites mourir l'ours, en l'occurrence Spirou...
Exactement. Oui, on le fait mourir, on fait
table rase du passé. il faut peut-être repartir sur de nouvelles bases.
Mais bon, il n'est pas vraiment mort. Qui pourrait croire ça ?
Propos recueillis par Eric Guillaud le 31/08
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